Défier du regard

- Regardez votre copie, Dobe !

Emile tourna la tête. Madame Gaupe le fixait de ses yeux de vipère. Même s’il détestait cette vieille harpie qui lui servait de professeur de chimie, la femme avait bien raison : Emile était distrait et devait se focaliser sur son interrogation. Il faut dire que la météo dehors interpelait l’adolescent. Depuis quelques jours, il pleuvait des cordes. Les précipitations étaient phénoménales et les vents violents. Emile trouvait ce climat impressionnant pour un mois d’avril. Il espérait qu’un grave orage comme celui de mercredi ne se déclare pas.

- Dobe, votre feuille ! insista Madame Gaupe.

Emile la fixa droit dans les yeux. On pouvait sentir une tension dans l’air entre les yeux jaunes de l’enseignante et les yeux bleu électrique de l’élève. Il finit par baisser son regard sur son test. N’ayant pas énormément revu la matière du cours sur la thermodynamique, Emile soupira.

Soudain, la cloche retentit. L’interrogation de chimie de Madame Gaupe était terminée, et la journée de cours aussi par la même occasion. Emile, un peu honteux, rendit sa copie presque vierge au rustre professeur.

- La prochaine fois, révisez au lieu de rêvasser sur le temps qu’il fait dehors, dit-elle d’un ton sec et désagréable en jetant un œil sur sa copie.

Emile quitta le local. La pluie était moins forte, il bruinait. Blaise et Esther sortaient de la classe de Grec, à l’opposé du laboratoire de chimie. Emile s’approcha de ses deux amis.

- Alors, ce cours de Grec ? dit-il en frottant ses lunettes pleines de gouttes.
- Pénible, râla Esther.
- F-fascinant ! sourit Blaise.

La jeune fille tourna les yeux vers le ciel.

- Comment tu peux trouver ce cours intéressant ? demanda-t-elle d’un air agacé.
- Bah m-moi, j’aime bien ! On a appris la légende d’Argos aujourd’hui !
- La légende d’Argos ? interrogea Emile.
- Oui ! T-tu veux que je t-t’explique ? bredouilla Blaise.
- Vu la manière dont tu bégaies, on est encore là demain, ronchonna Esther. Je vais la lui raconter, ce sera plus rapide.

La réplique de la fausse rousse fit mouche. Déstabilisé, Blaise s’apprêtait à reprendre la parole mais n’osait pas ; ses problèmes d’élocution allaient prendre le dessus s’il tentait de répondre. Il fit un geste de la main, faisant signe à Esther de narrer l’histoire à Emile.

- Bon, en gros, Zeus trompait sa femme, Héra, avec Io. Héra demanda alors à Argos Panoptès d’espionner son mari. Argos était un géant à cents yeux. Cinquante d’entre eux étaient ouverts alors que les autres dormaient, et ils se relayaient les heures de repos. Sa vision hors du commun lui permettait de tout voir. Pour tromper la vigilance d’Héra et du géant, Zeus changea Io en génisse. Héra s’en aperçut et le signala à Argos. Le géant s’empara alors de la vache. Zeus, pris de colère, envoya Hermès tuer Argos et délivrer Io. Héra décida de récompenser le dévouement du défunt en reprenant ses yeux et en le déposant sur les plumes de son oiseau préféré …
- Le p-paon ! dit fièrement Blaise.
- Bah ça va, c’est encore chouette comme mythe, prononça Emile. En plus, c’est le nom d’une rue près de la Grand-Place.
- E-et t-toi, t-ton inte-terro de chimie ?
- Ne m’en parle pas, c’est un échec total … En même temps, je révisais soit pour chimie, soit pour l’énorme test de français de ce matin, fallait choisir … En plus, l’autre vieille bique me fixait encore …
- Bon, c’est bien joli tout ça, coupa Esther, mais il ne fait pas très bon. Je vous laisse les gars, on se retrouve ce soir pour la Nuclear Party ?
- Oui ! lancèrent les deux garçons.
- On se rejoint à 20h à L’Œil de Lynx ? demanda Emile.
- D’accord, faisons comme ça ! répondit Esther en avançant vers la sortie du Collège Sainte-Iris de Paupierre.
- Alors, Capitaine Stress et Le Moucheron, comment ça va aujourd’hui ?

Les deux camarades se retournèrent et virent René Malton. Ils trouvaient cet individu insupportable. René passa sa main dans ses cheveux noirs pour en enlever un peu d’eau. Ses yeux vermillon troublaient Blaise qui préférait regarder ses chaussures. René était accompagné de Martin et Tristan, ses « sbires » comme s’amusait à le dire Emile.

- Ca va bien, merci René, répondit sèchement Emile.
- Et ton copain, il ne sait pas répondre ? continua René, le sourire aux lèvres.
- J-j-j-j-je vai-vais bi-bi-bien … bafouilla Blaise en frottant sa nuque de ses mains tremblantes.
- Ah ah ah ! « Je je je je je » ! Sacré Blaise, incapable de parler correctement ! ricana le bourreau, appuyé par ses camarades.

Blaise avait beau être effrayé, il défia René des yeux.

- Hey, sale con, je t’ai déjà dit de ne pas me regarder dans les yeux ! gronda René.
Blaise baissa de nouveau la tête. Les yeux rouges de l’ennemi le terrorisaient, mais il était aussi gêné de ses propres yeux qui étaient tout simplement bruns.
- Tu peux lui foutre la paix ? dit Emile en levant la voix.
- Qu’est-ce qu’il y a, Le Moucheron ? Tu veux t’en mêler, c’est ça ?
La pluie se remit à tomber avec vigueur. Emile leva le regard au ciel pour voir l’obscurité des nuages.
- Et Esther, elle n’est pas là ? lança René.
- Non, elle est déjà rentrée chez elle, elle est partie en sentant ton odeur, sourit Emile en remontant ses lunettes.

Le bègue esquissa un sourire en cachant son visage de l’adversaire. René attrapa Emile au col, froissant sa chemise.

- Continue comme ça, Vermine, et tes insectes, je te les enfonce dans le cul !
Il repoussa Emile et dit à ses sous-fifres qu’il était temps de partir. Il lança une ultime réplique.
- J’espère ne pas vous croiser ce soir à la Nuclear Party ! C’est une fête pour les grands de toute manière, et vous n’avez ni l’éloquence, ni la taille pour pouvoir entrer !

Les deux garçons étaient troublés. Même si René s’était toujours comporté comme une parfaite crapule, la situation s’était aggravée.

- Il-il-il … commença Blaise.
- Il est insupportable ? demande Emile.
- Non, il-il est t-temps de p-pa-partir.
- Ah oui … Bon ben, à ce soir Blaise ? Si on ne se voit plus …
- On al-allume !

Les deux compères se séparèrent sous l’averse, satisfaits de leur boutade.
 
Préparatifs

A travers la fenêtre de sa chambre, Emile observait la rivière qui passait au pas de sa maison. Le niveau de la Breyeuse était élevé à cause de la météo maussade. L’orage de mercredi avait fait des dégâts conséquents. La foudre était tombée sur un arbre de l’autre côté de la rive. Les gouttes s’abattaient violemment sur la vitre.

L’adolescent se retourna et ouvrit son terrarium pour y déposer des feuilles mortes ramassées sur le trajet de l’école.

- Bon appétit, Queue Leu Leu !

L’iule se dirigea vers la nourriture. Emile referma le terrarium et s’assit sur son lit. L’élevage de son mille-pattes domestique se déroulait sans problème. Il admira sa chambre et sourit en voyant chaque insecte exposé dans les cadres qui jonchaient ses murs. Il se souvenait de ces heures passées à capturer des bestioles dans les bois. Son rictus s’effaça quand il se rappela de ce que René avait dit plus tôt dans la journée au sujet de ces insectes.

La mère d’Emile passa devant la porte de son fils, les bras chargés d’une manne de linges.

- Alors, ton interro de chimie ? demanda-t-elle.
- Mmh ? Oh, ça … ça a été.
- Ca a été comment ? continua-t-elle.
- Bien, maman.
- Mouais. C’est ce soir que tu sors ?
- Oui, je te l’ai encore dit ce matin.
- Mets des vêtements pour ne pas tomber malade, il fait dégueulasse dehors !
- Oui maman …
- Et tu pars à quelle heure ?
- J’ai rendez-vous avec Blaise et Esther à 20h.
- Et vous allez directement en soirée ?
- Non, on va boire un verre avant …
- Où ça ?
- Tu poses trop de questions … On va à L’Œil de Lynx, comme toujours.
- Ah ah ah, L’Œil de Lynx … Y a moyen d’aller boire un verre dans une bicoque entre plus bizarre ?
- Bah nous, on aime bien !
- Allez, allez … Tu devrais te préparer pour y aller. On mange dans une demi-heure, le vol-au-vent est bientôt prêt. Papa passera te reprendre à minuit après la fête, ça va ?
- Minuit ? Pourquoi pas une heure plus tard ?
- Mmh, bon, allez, va pour une heure. Mais sois à l’heure hein !
- Oui ! Merci maman !

La dame tourna les talons. Ses beaux yeux bleu électrique croisèrent ceux de son fils. Emile quitta son lit et ouvrit sa garde-robe. Un vieux poster du film Austin Powers tomba du haut de l’armoire. L’adolescent grommela, lança l’affiche en espérant réussir à la remettre à sa place mais n’y parvint pas. Emile dut se résoudre à prendre sa chaise de bureau pour atteindre le haut du meuble. Une fois ce bon vieil Austin replacé en haut de la garde-robe, Emile saisit un gros pull en laine. Il adorait cet habit orné de petits sapins. Il prit également un t-shirt et un jeans propre et se rendit dans la salle de bain. Le garçon se douchait tranquillement jusqu’à ce qu’il entende sa mère l’appeler pour le repas. Il se dépêcha, sortit de la cabine de douche, s’essuya, s’habilla, mit du parfum « Genesis » et descendit dans la cuisine. Il prit une grosse ration de vol-au-vent ; il y avait longtemps que sa mère en avait fait.

- Papa n’est pas encore là ? dit-il entre deux bouchées.
- Non, il est retenu au boulot, tu ne le verras pas avant ton retour de soirée à mon avis.

Emile regarda l’heure qu’indiquait le four. Il était 19h42. Il avala le reste de son assiette en quatrième vitesse et fonça de nouveau vers la salle de bain. Il se brossa les dents et prit son flacon de parfum en main. Il ne savait plus s’il en avait mis en sortant de la douche. Après une brève hésitation, il décida d’en remettre un peu. Il sortit ensuite de son domicile en souhaitant une bonne soirée à sa mère. Dehors, il faisait humide, mais il ne pleuvait plus. Il croisa les doigts pour que la pluie ne pointe pas le bout de son nez durant la soirée.
 
L’Œil de Lynx

Sur la Grand-Place de Paupierre se trouvait le café « L’Œil de Lynx », juste à l’angle de la rue des Opticiens. Blaise regardait la vitrine de la Librairie du Grand-Duc, commerce voisin à L’Œil de Lynx. Aucun des ouvrages exposés ne suscitait vraiment son intérêt. A vrai dire, Blaise était apeuré à l’idée d’entrer dans le café et d’être le premier de ses amis à s’y trouver. Que pourrait être le regard des autres consommateurs si Blaise entrait et ne trouvait aucun de ses camarades ? Quelques gouttes légères tombèrent. Blaise prit son courage en main et décida d’entrer en craignant une forte averse. Il poussa la porte, actionnant le petit carillon qui se trouvait juste au-dessus de celle-ci. A chaque fois qu’il pénétrait dans ce bâtiment, Blaise frissonnait. Une sorte de sentiment de peur s’emparait de lui pour disparaître instantanément. De nombreux yeux se posèrent sur le bègue. Toutefois, il ne s’agissait pas d’yeux humains : Blaise était observé par la décoration du café, composée d’une myriade d’animaux empaillés.

- Bonsoir ! lança Frédéric Tarsin, le gérant.
- B-b-bonsoir ! répondit Blaise.

Le café était vide. A vrai dire, l’endroit n’était pas très fréquenté. L’Œil de Lynx avait ouvert récemment et son propriétaire avait un peu de mal à attirer la clientèle, la place de Paupierre étant déjà englobée par une multitude de bars en tout genre.

Blaise aperçut Esther, assise à une table, seule. Elle s’était installée sous un trophée de chasse, une tête de cerf. Blaise fit quelques pas et trébucha dans la peau d’ours qui était au sol.

- Attention à la déco, camarade ! gronda le patron, en plaisantant.
- Bien joué, Blaise ! Très discret ! rit Esther.
- J’ai p-pas f-fait ex-exp-p-près ! dit-il en s’installant à table. Y a longt-t-temps que t-tu es là ?
- Oui, quand même, j’ai eu le temps de boire trois bières depuis mon arrivée, répondit la jeune fille.
- D’ailleurs, faudrait songer à me les payer ! sourit le gérant.
- Je paierai en sortant ! répliqua Esther.

La porte s’ouvrit de nouveau. Emile venait d’entrer. Il scruta la salle et fut pris d’étonnement.

- Salut Tarsin ! C’est nouveau ce renard assis sur une chaise ?
- Ah ah, tu as l’œil dis donc ! réagit le barman. Oui oui, c’est tout nouveau ! Monsieur Lallemant est venu me le livrer hier, il est hilarant, n’est-ce pas ?
- Oui, c’est vrai ! affirma Emile en observant le goupil.

A vrai dire, l’animal avait été assez mal naturalisé. Sa bouche affichait un petit rictus malicieux, ses yeux ronds étaient gigantesques et il se tenait assis sur la chaise, tel un humain.

Emile s’installa à table avec Blaise et Esther.

- Mmh, tu as mis du parfum ? renifla la fille.
- Oui, y a un souci ? demanda-t-il.
- Tu en as mis beaucoup trop, tu cocottes le Genesis à mort !

Emile se dit alors qu’il avait mis deux fois du parfum. Cette situation le gênait un peu, mais il allait devoir faire avec. Frédéric Tarsin s’approcha du groupe.

- Allons, jeunes gens, que puis-je vous servir ?
- Une Belle Prunelle, commença Esther.
- Ah ! Je vois que mademoiselle aime les productions locales ! clama le patron.
- On dit « madame », pas « mademoiselle » … Mais oui, j’aime bien ça !
- Et pour ces messieurs ?
- Un rhum coco pur pour moi, commanda Emile.
- Un c-cacao chaud s’il vous plaît … dit Blaise.

Tout le monde le regarda, y compris Tarsin, l’air dépité.

- Mec ? Vraiment ? interrogea Esther.
- Bah quoi ?
- On vient ici avant d’aller en soirée et toi, tu commandes un cacao chaud ?
- Mais il fait f-f-f-froid de-dehors … Et boire de l’al-alcool, tu sais bi-bien, je n’aime p-pas trop ça …
- Mets-lui une bière, ordonna Esther en se tournant vers le gérant.
- D’a-d’accord … Va p-pour une bi-bière, balbutia le jeune homme. Merci Monsieur …
- Hop hop hop ! stoppa le barman. Y a pas de Monsieur ici ! Ni de Frédéric d’ailleurs ! Tu peux m’appeler Tarsin, j’ai horreur d’être appelé autrement !

Le ventripotent personnage s’en alla derrière ses pompes pour préparer les commandes.

- Hey, Esther ! Tu ne devineras jamais qui te cherchait encore à la sortie des cours ! dit Emile.
- Madame Leurée ?
- Euh, non, pas du tout …
- Ca va alors ! Je ne lui ai pas encore remis mon travail d’Histoire, j’ai un peu peur qu’elle ne me coure après !
- Quoi ? T’as pas encore rendu ta synthèse ?
- Non, ah ah ! Avec tous les travaux et interrogations qu’on a pour le moment, je n’ai pas encore eu le temps de la rédiger. Mais donc, qui me cherchait ?
- R-r-ren … commença Blaise.
- René ! coupa Emile.
- Oh c’est pas vrai ! râla Esther. Qu’est-ce qu’il voulait encore ?
- Ah ça, je ne sais pas. Mais il voulait te voir visiblement.
- Il m’énerve ce gars, c’est vraiment un gros lourd …

Tarsin déposa les boissons sur la table. Il frotta sa barbe en regardant son établissement pratiquement vide. Il s’en alla derrière le bar et revint, une bière à la main. Il rejoignit le trio à table en s’installant à côté d’Esther. Quand Tarsin n’avait pas d’autres clients, il était fréquent qu’il prenne un verre avec les trois adolescents. Il eut du mal à s’installer sur la banquette à cause de sa panse. En s’asseyant, il fit tomber la belette empaillée qui se trouvait juste derrière lui. Esther voulut la ramasser.

- Oh, c’est bon, laisse-la par terre, elle ne tombera pas plus bas ! dit-il. Je la ramasserai plus tard.
- N’emp-p-pêche, je s-sais p-pas si-si c’est une b-bonne idée de s-sortir … René n-nous a qu-quand même men-men-menacé ! balbutia Blaise d’un air stressé.
- Hey, Blaise ! On ne va pas se priver de sortie à cause de ce dégénéré ! rassura Emile.
Blaise semblait ennuyé. Il regardait son verre avec tristesse.
- Il t’a encore dit quelque chose au sujet de tes yeux, Blaise ? demanda Esther.

Le bègue leva la tête et regarda son amie. Ses yeux bruns étaient humides.

- Oui … répondit-il d’un air malheureux.
- Quoi ? Encore un gars qui rejette les gens avec des yeux normaux ? interrogea Tarsin.
- Exactement, répondit Emile. C’est vraiment un crétin. Il a les yeux rouges alors, tout est permis pour lui.
- Ecoute, Blaise ! Faut pas te laisser abattre ! Tout le monde est victime de ses yeux dans cette ville après tout ! dit le gérant en montrant son cache-œil de la main gauche. Regarde-moi ! Je suis comme ça depuis ma plus tendre enfance, tout le monde se moquait de moi à une époque alors que mon œil droit est de couleur orange … Dès que tu es un peu différent, les personnes sans jugeote te prendront pour victime ! Mais dis-toi que tous les habitants de cette ville ne sont qu’une minorité par rapport au reste du monde, une anomalie ! Il n’y a qu’ici que les gens ont des yeux si étranges !
- C’est gen-gentil, remercia Blaise.
- Il n’a pas intérêt à nous faire chier ce soir en tout cas, déclara Esther d’un ton sûr.
 
Vision trouble

Après avoir consommé de nombreux breuvages à L’Œil de Lynx, le trio décida de quitter Tarsin et de migrer vers la salle des fêtes de Paupierre où se tenait la Nuclear Party. Pour cela, ils durent partir de la Grand-Place en empruntant la rue des Opticiens. La place était entourée d’un vaste parc plein de bouleaux et d’autres arbres particulièrement vieux. En se rendant à la salle des fêtes, le groupe réveilla accidentellement l’un des nombreux paons qui vivaient dans le parc. L’animal, déboussolé, courut en criaillant. Cela surprit Blaise qui, une fois de plus, perdit ses moyens et paniqua en se précipitant dans la direction opposée au chemin de la salle pour se mettre à l’abri de l’inoffensif volatile, faisant ainsi perdre dix précieuses minutes à ses deux compères. Ils finirent par atteindre la Nuclear Party, dans la rue de l’Orgelet, non loin de la Porte du Trompe-l’œil, lieu de passage qui mène hors des remparts, dans les faubourgs de Paupierre.

Les trois amis pénétrèrent dans la salle des fêtes. La Nuclear Party était en réalité une soirée fluo. Ils payèrent l’entrée et profitèrent de la soirée. En raison du taux d’alcool dans leur sang et le nombre de personnes présentes, ils finirent par se perdre de vue.

Emile passa le plus clair de son temps à boire, accoudé au bar. Il engloutissait les boissons alcoolisées servies unes à unes. Au bout d’un moment, il alla au centre de la salle pour danser. Il tenta même de se rapprocher de Chloé Hubert, une élève de sa classe.

L’état d’Esther n’était pas meilleur, mais contrairement à Emile, elle n’avait pas mélangé alcools forts et bières. Elle discutait et dansait avec ses amies. Les filles passaient leur temps à prendre des selfies. Le trio était bien loin de cet effet de mode, trouvant cela trop superficiel.

Quant à Blaise, il était sobre, trop nerveux à l’idée de rentrer soul chez lui et de se faire prendre par ses parents. Il ne parlait pas et dansait encore moins. Il suivait Esther en permanence pour éviter de retrouver seul étant donné qu’ils ne trouvaient plus Emile.
Soudain, l’entomologiste surgit de la foule. L’alcool avait rendu son regard complètement vide d’intelligence. Il s’approcha de ses amis en titubant.

- Alors, comment ça va vous deux ? hurla-t-il au visage de Blaise.
- C-ça va ! Tu ét-t-tait où ?
- Bah je suis là, tu me vois bien ah ah !

Emile ne comprenait plus rien. Blaise agita ses mains.

- Non ! Av-v-vant, tu étais où ? reprit-il.
- Han ! Bah avec toi, à L’Œil de Lynx ! sourit-il.

Cette réponse ne satisfaisait pas Blaise. Il se retourna et saisit le poignet d’Esther dans l’espoir d’un renfort de sa part. L’adolescente se retourna délicatement et regarda Emile.

- Eh ! Emile ! T’es revenu ! s’exclama-t-elle, en le câlinant.
- Sup-sup-super … se plaignit Blaise en voyant ses amis complètement dévastés par l’alcool.
- Oui Esther, je suis revenu ! Ah ah ! Tu sais quoi ? J’ai dragué Chloé !
- Chloé Hubert ? demanda-t-elle.
- Bah oui, quelle autre Chloé ça pou … Burps … Ça pourrait être ?
- Enfin, Emile … Tu sais bien qu’elle est lesbienne …
- Mais je l’aime bien, moi !
- De mi-mieux en mi-mieux, soupira Blaise.
- Ca fait trois ans que t’espères quelque chose avec elle … Tu devrais passer à autre chose, Emile, c’est peine perdue avec elle je pense !

Le visage d’Emile se figea. Blaise se mordit les lèvres et regarda Esther du coin de l’œil. Il craignait que son meilleur ami ne fonde en larmes. La rouquine saisit Emile par les mains et l’entraîna dans ses pas de danse.

- Emile, toutes mes amies sont juste derrière, si tu veux, je t’en présente une, ça pourrait te changer les idées ! affirma-t-elle.
- Mmh, pourquoi pas ? répondit-il.

En se retournant vers ledit groupe de demoiselles, ils tombèrent nez à nez avec René.

- Tiens, tiens, tiens, Esther Locelle ! ricana-t-il entre deux sursauts de hoquet.
- Qu’est-ce que tu me veux, toi ? cria-t-elle.
- Oh, rien de spécial, ma belle … dit-il en lui caressant la joue droite.

Esther recula, dégoûtée et vexée de cette approche.

- Fous-lui la paix ! hurla Emile en serrant les poings.
- Eh, mais c’est Emile … Sale petite vermine, je t’avais dit de ne pas mettre les pieds ici, toi et l’autre minable !

Entendant cela, Blaise s’arracha un peu de peau au bord des ongles. La peur commençait à s’emparer de lui.

- Dégage, René ! T’as aucun droit sur nous, je n’vois pas pourquoi tu viens nous pourrir la vie.

René fit un geste rapide et violent. Il venait d’heurter le ventre d’Emile. Le jeune homme se plia de douleur. La brute se baissa à son oreille.

- J’ai tous les droits sur les personnes impures qui vivent dans cette ville … chuchota-t-il en montrant Blaise. Et toi, là, l’autre bouffon, t’as pas intérêt à t’en mêler, sinon, t’auras encore plus mal que lui ! reprit-il en élevant la voix sur le bègue.

Ses yeux se posèrent sur Esther. Il s’approcha brusquement d’elle, l’air désireux. Le pied de la jouvencelle fendit l’air. Le choc fut puissant. Par réflexe, René prit son attribut masculin entre les mains, secoué par l’impact. Elle recula, mais il ne voulait pas la laisser partir. Il tenta de la reprendre vers lui et saisit l’attrape-rêve qui lui servait de collier. Peu délicat, il en cassa la ficelle. Courroucée, Esther lui montra qui était le patron et lui remit un deuxième coup dans les gonades. René se roulait au sol de douleur en lançant des jurons, inaudibles à cause du volume de la musique.

La frappe infligée à Emile n’était pas sans conséquence. Les différents verres bus par le collectionneur d’insectes ne faisaient pas bon ménage avec le coup de poing reçu au ventre. Il courut vers la sortie de la salle, poursuivi par ses amis. Une fois dehors, ils sentirent la différence de température sur leurs visages. Il ne pleuvait pas, il faisait juste humide. Emile trouva une petite ruelle voisine à la rue de l’Orgelet, l’impasse du Chien d’Aveugle. Emile y vomit quelques instants. Il trouvait cela immonde et pleurnicha avant de reprendre ses esprits. L’adolescent réalisa seulement qu’il était fortement alcoolisé.

- Hi hi, je suis torché ! rigola-t-il.

Il se dirigea doucement vers la sortie de l’impasse. Une fois revenu dans la rue de l’Orgelet, Emile regarda ses camarades et se mit à courir, trouvant ça drôle.

- M-m-mais qu’est-ce qu’il f-f-ait ?! s’étonna Blaise.
- Il ne manquait plus que ça, souffla Esther.

Même si Emile avait une longueur d’avance, les deux autres membres du groupe tentaient de le rattraper. Blaise tomba dans la rue dont les pavés étaient mouillés et un peu glissants. Esther l’aida à le relever, perdant de vue le fugitif.

Emile dépassa la Porte du Trompe-l’œil. Il atteignit les faubourgs de la ville, regardant souvent derrière lui si ses amis le suivaient. Soudain, avant d’entrer dans la rue du Cul de Bouteille, il eut l’impression de voir une grande silhouette s’enfuir. Il se figea. Pour lui, la soirée était finie. Un macchabé gisait au sol.

En gros, j'ai repris la ville dans laquelle je vis et je me suis amusé à y incruster des yeux un peu partout, que ce soit au point de vue du vocabulaire (le premier mot de l'histoire est "Regardez" par exemple) ou au niveau du décor dans lequel évoluent les personnages (l'écorce des bouleaux peut présenter des formes semblables à des yeux, il y a des paons dans le parc, l'école s'appelle le Collège Sainte-Iris, etc.). Du coup, je suis parti dans un gros délire avec les yeux. Paupierre est donc une ville où on retrouve un taux anormalement élevé de personnes présentant des anomalies aux yeux : iris rouges, jaunes et bleus électriques, mais aussi iris oranges, vertes (un vert anormal, je précise), mauves, roses, des yeux de vipères, plein de personnes avec des gros soucis de vue, des cache-oeils, etc. Les personnes ayant des anomalies sont originaires de Paupierre, et il existe des tensions avec les personnes étrangères à la ville qui ont des yeux normaux (comme Blaise). La vue est l'un des thèmes centraux de ce récit, donc ce n'est pas à prendre au second degré comme un aspect purement décoratif de l'histoire.